Les experts ont déjà discuté de la corrélation entre l’autisme et les troubles de l’alimentation. Cependant, ils n’ont jamais suggéré ou proposé d’approches pour y faire face. Fiona Fisher Bullivant et Sharlene Woods ont toutes les deux travaillé au CAMHS (Fiona en tant qu’infirmière spécialisée dans l’autisme et Sharleen en tant que diététicienne). À force de travailler ensemble toutes les deux, elles ont écrit un livre sur l’intersection entre l’autisme et les troubles de l’alimentation chez les jeunes adultes. Nous les avons interviewées à propos de la publication de ce dernier.

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur le livre ?

Fiona : J’ai déjà travaillé sur un livre à propos des filles et des jeunes femmes sur le spectre autistique. Au travers de ce premier livre, certains sujets sont apparus comme les troubles de l’alimentation.

Sharleen : J’ai approché Fiona pour discuter de certains cas que je rencontrais dans mon quotidien afin de lui demander si l’autisme n’était pas en train de jouer un rôle. Habituellement l’autisme n’était pas pris en compte dans les traitements que je propose. Nous avons mis en évidence que les traitements habituels pour les troubles de l’alimentation ne fonctionnaient pas avec certaines personnes. Généralement, pour les jeunes qui ont des troubles de l’alimentation, l’aide principale vient de la famille. C’est la famille qui re-nourrit l’enfant. Pour les personnes autistes, une telle approche peut générer plus de détresse et de crises.

J’ai vu dans la littérature que les troubles de l’alimentation chez les personnes autistes nécessitent souvent un traitement plus intensif. Certaines études montrent que le manque de flexibilité et les comportements obsessifs des troubles de l’alimentation sont proches des caractéristiques de l’autisme mais aucune étude ne fait le lien entre ces comportements et le fait que la personne étudiée est peut-être autiste. Comment corriger cela ?

Sharleen : Généralement nous ne sommes pas dans la vie de ces personnes avant que les troubles n’apparaissent mais nous mentionnons dans le livre qu’il y a besoin regarder plus attentivement l’histoire de la personne et de son développement. Cela dit, cette idée ne s’applique pas seulement aux troubles de l’alimentation. Par exemple, avoir vécu une famine peut également générer de l’inflexibilité dans les pensées et les comportements, des difficultés de communication sociale et de la rigidité. C’est la raison pour laquelle il peut être difficile de vérifier que la personne est autiste au moment de l’évaluation.

Fiona : Sharleen est venue me voir avec la même frustration, en pensant que nous n’agissons pas de la bonne manière chez les jeunes femmes. Nous essayons d’encourager les gens à penser différemment et de façon plus globale. Dans le monde de l’autisme, la façon d’élever son enfant est un sujet sensible. Parfois, lorsque nous avons une jeune femme qui n’est pas diagnostiquée, le rôle parental est remis en question et jugé. Les parents se sentent souvent blâmés parce que les modes d’éducation habituels ne fonctionnent pas, et les cliniciens ne comprennent pas pourquoi.

Avez-vous note des différences avant et après le diagnostic de ces personnes ?

Sharleen : Nous mentionnons dans notre livre l’histoire de Niamh qui a courageusement partagé son voyage. Elle est entrée dans l’équipe quand j’ai commencé à travailler. L’autisme n’était même pas dans mon radar à l’époque. Je me souviens que lors de sa première session, elle m’a dit qu’elle était végétalienne. Dans le monde des troubles alimentaires, le désir de devenir végétarien ou végétalien est courant car c’est une façon de restreindre encore plus le régime alimentaire. Mais avec Niamh, je pouvais dire que c’était différent. Elle était catégorique sur le fait que ces choix étaient liés aux droits des animaux mais ce choix de devenir végan lui a permis d’élargir son répertoire d’aliments plutôt que de le restreindre. Elle a appris à utiliser la nourriture de manière beaucoup plus créative.

Fiona : La différence fut la raison pour laquelle elle voulait être végétalienne. Nous avons donc examiné sa façon de penser et nous avons réalisé que dans ce cas, il ne s’agissait pas d’une question d’image corporelle. Il s’agissait plutôt d’une pensée obsessionnelle et d’une croyance bien ancrée. Le véganisme était presque comme un intérêt particulier. Dans le cas de Niamh, les séances ont été plus courtes et elle a dû lutter contre l’émotion. Elle a d’abord repris du poids et s’est remise sur le plan physique. Elle a été renvoyée chez elle, mais est finalement retournée vers Fiona pour d’autres problèmes.

Fiona : Niamh a poursuivi en décrivant à quel point c’était différent pour elle d’être avec des cliniciens qui comprenaient l’autisme. Avant que je ne commence à travailler avec elle, un autre clinicien a remarqué que les approches de santé mentale ne fonctionnaient pas et a remarqué des différences chez Niamh. Ce clinicien n’avait pas de formation sur l’autisme et Sharleen n’en avait pas non plus à ce moment. Je me suis demandée comment ils ont pu manquer cela, mais cette personne et Sharleen n’avaient pas été formées. Nous avons alors fait les choses différemment avec la famille, mais nous nous sommes surtout concentrés sur Niamh. Elle va maintenant très bien. Au début du livre, il y a une belle section qui se concentre sur “l’anorexie” et comment elle n’a pas pu s’exprimer quand elle était plus jeune avec Sharleen. Elle est maintenant fière de son diagnostic et cela lui a donné beaucoup de recul.

Est-ce que les troubles alimentaires chez les personnes autistes se déclenchent différemment des personnes non autistes ?

Sharleen : Dans le cas de Niamh, le déclencheur a été le passage de l’école primaire à l’école secondaire. Quand je l’ai rencontrée, elle était scolarisée à la maison à cause de la sur-stimulation. Même avec quelqu’un qui n’est pas autiste, c’est en partie une question d’adaptation. Pour une personne autiste, les troubles alimentaires ne viennent pas seulement de l’apparence physique mais d’ailleurs.

Fiona : La cause est différente mais ça s’exprime de la même manière. En fin de compte, il s’agit davantage de se sentir différent et de «comment puis-je m’intégrer ?» ou «comment puis-je me comprendre ?». Les interventions sont donc vraiment différentes. Certaines personnes autistes se sentent différentes et ont parfois des difficultés à comprendre et à exprimer leurs émotions. Elles se concentrent sur leurs intérêts particuliers, leur pensée obsessionnelle et leurs sensibilités sensorielles plutôt que de décrire ce qui se passe à elles-mêmes au niveau émotionnel.

Sharleen : La famine peut vous engourdir. Nous voyons des personnes autistes qui continuent à se restreindre même après s’être re-nourries. Ils ressentent toujours beaucoup d’émotions et veulent revenir à une époque où ils ne ressentaient rien. L’anxiété qui est une caractéristique de l’autisme semble se manifester assez souvent dans les troubles alimentaires

Fiona : J’ai travaillé et je travaille encore avec des jeunes qui ont des co-morbidités de l’automutilation et qui ont des idées suicidaires. L’impulsivité est également un thème commun. L’impulsivité fait que les gens agissent au moment où ils ressentent les choses et à ce moment-là et si c’est un sentiment négatif, cela peut être catastrophique. Il arrive donc souvent que les personnes autistes ne planifient pas leurs réactions aux sentiments qu’elles ressentent, elles réagissent simplement sur le moment. Les troubles de l’alimentation peuvent parfois commencer par une pensée ou un acte impulsif en réponse à une dérégulation émotionnelle, mais ils peuvent ensuite devenir un schéma obsessionnel ou un mode de pensée rigide.

Comment remédier à ce problème spécifique chez les personnes autistes ?

Sharleen : Un des éléments qui a déclenché les troubles alimentaires chez Niamh a été le passage de l’école primaire à l’école secondaire. Quand je l’ai rencontrée, elle suivait un enseignement à domicile en raison du stimulus qu’elle ressentait. Aujourd’hui, en tant qu’équipe, nous nous demandons toujours s’il ne s’agit pas d’autisme et quelles sont les adaptations à faire. Mais ce n’est pas seulement dans notre pratique. Une jeune personne avec laquelle nous travaillons actuellement n’a pas pu obtenir le diagnostic parce que l’école ne l’intéressait pas.

De leur point de vue, elle était une élève de première année. Lorsque nous avons amené son professeur principal à une réunion, il est reparti choqué parce qu’il a découvert qu’elle était épuisée chaque jour à cause du masquage et qu’elle avait besoin de s’asseoir à un bureau particulier, sinon elle serait stressée. Dans de nombreux cas, il semble que le problème soit de ne pas comprendre que l’autisme est un spectre et qu’il se présente différemment. Si nous ne sommes pas bien informés sur l’autisme et sur ce qui se passe, comment pouvons-nous savoir ce que nous ne savons pas ?

Fiona : J’ai toujours besoin des connaissances de Sharleen sur l’alimentation et la nutrition parce que ce n’est pas ma spécialité. Mais j’espère pouvoir la conseiller, elle et son équipe, sur la façon d’adapter ces connaissances à chaque personne autiste. Nous essayons également d’inclure les parents afin de garantir une approche holistique. Toutefois, en raison de la composante génétique de l’autisme, il arrive que les parents ne soient pas eux-mêmes diagnostiqués et qu’ils aient besoin d’aide pour se comprendre et comprendre leurs interactions et leurs systèmes de croyances afin de soutenir leur enfant. Un travail systémique est donc essentiel, mais il peut s’avérer nécessaire d’adopter une approche différente des pratiques systémiques actuelles des services de traitement des troubles de l’alimentation.

Je crois qu’il est primordial de comprendre qui vous êtes en tant qu’individu et que vous pouvez ensuite passer à la compréhension de votre fonctionnement et de la gestion des autres parties de vous qui ont un impact sur ce fonctionnement et cette autogestion. Dans ce cas, nous travaillerions sur l’autre partie comme l’autisme, et que cela ne vous définit pas en tant qu’individu mais a un impact sur le fonctionnement et l’autogestion.

«Autisme et troubles alimentaires chez les adolescents : Un guide pour les professionnels et les parents» est sorti fin juillet 2020 en anglais. Nous espérons qu’une traduction française soit publiée rapidement.